AVRIL 1935
René Castel mâchonnait son dernier sandwich : celui au jambon fumé… Sa mère lui en avait préparé quatre. Ce ne sera pas de trop, le voyage est long, avait-elle dit. René n’avait jamais pris le train seul. C’était une aventure : le train pour Paris… !
René avait quinze ans. C’était un adolescent solide, à la forte ossature, au front proéminent. Il arborait déjà ce sourire contraint et ce regard narquois, parfois buté, jamais détendu, qui dénotait une méfiance permanente, spontanée, à l’encontre de tous, gens de son entourage direct ou inconnus rencontrés par hasard. Réserve et rancœur sécrétées par une enfance misérable.
Il se tenait debout dans le couloir du wagon, accoudé à la fenêtre baissée, ne quittant pas des yeux la petite valise de carton contenant ses quelques vêtements de rechange. Il portait de lourdes galoches à la semelle usée, un pantalon de velours élimé, une canadienne, et un large béret trônait sur le sommet de son crâne.
Castel avait quitté son village natal quelques heures plus tôt, après avoir embrassé sa mère, qui n’avait pu l’accompagner à la gare de Caen, de crainte de pleurer plus que de raison devant le départ de son unique fils.
Mais René en avait soupé de la vie étriquée de la campagne normande, des vaches à traire et à surveiller, des foins à ramasser à la fourche pour un salaire dérisoire d’ouvrier agricole. Mme Castel avait un frère aîné, installé à Paris, et travaillant dans une usine d’aéronautique. Louis Castel s’était proposé d’accueillir son neveu et de lui trouver une place d’apprenti, qui lui ouvrirait des horizons plus larges et plus souriants que les quelques maisons du hameau de la Hardette où René avait jusqu’alors vécu.
Il ne connaissait d’autre ville que Caen, à quelques kilomètres de la Hardette. C’est dire si sa venue à Paris l’excitait au plus haut point. Il admirait par-dessus tout son oncle qui parlait avec passion de son métier de mécanicien, et il buvait ses paroles, quand Louis détaillait les prouesses techniques des magnifiques moteurs qu’il assemblait de ses mains expertes, ces moteurs capables d’entraîner dans les airs des engins lourds de plusieurs tonnes.
René ressentit une forte émotion quand le train, auréolé d’un large panache de fumée noire, pénétra dans la gare Saint-Lazare. Sa valise à la main, il descendit sur le quai, scrutant les visages alentour afin d’y rencontrer celui de l’oncle. C’était dimanche, et celui-ci avait écrit à Mme Castel qu’il viendrait lui-même chercher son neveu à la gare.
L’oncle était bien là, triturant son ticket de quai avec nervosité. L’arrivée de René n’allait pas sans problèmes : les Castel vivaient dans un petit appartement, près de la place de la Bastille, et un locataire supplémentaire allait encore rogner sur le maigre confort du deux-pièces… Sans compter qu’il faudrait nourrir une bouche inutile jusqu’à ce que René soit accepté comme apprenti, ce qui n’était pas évident.
Louis Castel embrassa vigoureusement René et l’entraîna au comptoir d’une brasserie pour fêter son arrivée. Les petits rouges tournèrent un peu la tête au jeune homme. Ils descendirent à pied la rue du Havre et continuèrent jusqu’à la Madeleine. René observait les vitrines, les kiosques à journaux…
Près de l’Opéra, ils montèrent dans un des bus jaune et vert de la TCRP. Une demi-heure plus tard, René visitait l’appartement de l’oncle, à l’entrée de la rue de Charonne, tout près du faubourg Saint-Antoine. Il était aux anges.
Il déchanta vite. Ses illusions à propos des fastes de la vie parisienne se heurtèrent rapidement aux difficultés à trouver un emploi.
Dans le Paris de 1935, le chômage sévissait un peu dans toutes les branches. Et six mois s’écoulèrent avant que Louis n’annonce à son neveu qu’il était embauché dans une petite entreprise de décolletage, rue de la Roquette. L’entreprise se nommait Bi-Métal. René serait manœuvre.
— Te plains pas, faut un début à tout !
René fit donc le grouillot chez Bi-Métal. Il avait les mains dans la graisse et le cambouis dix heures par jour, six jours sur sept. Parfois même, les jeunes ouvriers étaient tenus de venir nettoyer les ateliers le dimanche matin.
L’entreprise resta un peu à l’écart des années d’espoir du Front populaire. Des syndicalistes de l’Union locale du 11e arrondissement passaient souvent distribuer des tracts à la sortie du travail, mais il ne faisait pas bon jouer les agitateurs, chez Bi-Métal… !
René assista évidemment, comme tous les habitants du quartier, au grand défilé du 14 juillet 1936, mais l’oncle lui avait bien recommandé de rester en dehors de toute activité politique.
— C’est rouge et compagnie ! T’en mêle pas, t’aurais que des ennuis.
René acquiesçait à la sagesse de son oncle. Il s’était un peu dégrossi au contact des ouvriers parisiens, avait troqué son béret de paysan pour la casquette, son accent normand s’était atténué et, en bande, avec les copains de l’usine, il sifflait les filles quand il en croisait dans la rue. Il lui arrivait même de traîner dans les parages malfamés de la rue de Lappe, tout près de chez l’oncle.
La liesse et l’enthousiasme des premiers mois du Front populaire retombèrent bien vite.
— Tu vois, René, les rouges, y savent pas mieux faire que les autres !
René était toujours manœuvre quand, en 1938, à la fin novembre, éclata la grève contre les décrets-lois Daladier. De nombreuses entreprises, en riposte à la grève, lock-outèrent leur personnel. Parmi elles, la SNCAO : la Société nationale de constructions aéronautiques de l’Ouest, dont les principaux établissements étaient à Rennes, mais qui comptait aussi une usine à Charenton. L’oncle réagit très vite.
— Si t’en as marre de faire le grouillot, voilà le moment de pas louper ton coup !
Le lendemain, il emmenait son neveu se faire embaucher à la SNCAO, dont les bureaux se trouvaient rue de Rivoli. Il y avait une file de chômeurs qui venaient remplir le dossier d’embauche.
Les ouvriers lock-outés vinrent s’interposer pour empêcher le recrutement de « jaunes ». Ils étaient arrivés en cortège, et le ton monta très vite entre eux et les cadres de la SNCAO, qui exhortaient les candidats à l’embauche à ne pas prêter l’oreille aux arguments des fauteurs de troubles. Une bagarre éclata. Violente. Qui tournait à l’avantage des grévistes, lorsque les gardes mobiles arrivèrent en renfort. Ils établirent un cordon de protection devant les guichets de recrutement, et René put remplir son dossier en toute quiétude. Le lendemain, il se présentait à Charenton, où on lui apprit le métier d’ajusteur.
La SNCAO travaillait pour le ministère de l’Armée de l’air et montait notamment les moteurs Gnome et Rhône, destinés à équiper les bombardiers Amyot 370.
Quelques mois plus tard, le jeune Castel put prendre une chambre indépendante, toujours dans le 11e arrondissement, rue des Taillandiers. Sa vie d’adulte commençait.
Elle n’était pas facile : le travail était dur. Ainsi, en mars 1939, un décret du JO fixa à soixante heures le travail hebdomadaire dans les usines de la Défense nationale.